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Prendre son pied (de mouche)

D’où vient le pied-de-mouche ?

L’origine du symbole ¶, que l’on nomme « pied de mouche », est bien plus ancienne qu’on ne le croit. Par Guillaume Nicoulaud.

Vous avez sans doute remarqué qu’à la fin de chaque paragraphe, votre logiciel de traitement de texte affiche – pour peu que vous n’ayez pas désactivé l’option idoine – le symbole : ¶

On l’appelle pied-de-mouche et, comme nous allons le voir ci-après, son origine est bien plus ancienne qu’on ne le croit. Voici ce à quoi ressemblait la transcription d’un discours prononcé par l’empereur Claude devant le Sénat romain en 48 (i.e. Table claudienne) :

TOT.ECCE.INSIGNES.IVVENES.QVOT.INTVEOR.NON.MAGIS.SVNT.PAENITENDI.

SENATORES.QVAM.PAENITET.PERSICVM.NOBILISSIMVM.VIRVM.AMICVM.MEVM.INTER.IMAGINES.

MAIORVM.SVORVM.ALLOBROGICI.NOMEN.LEGERE.QVOD.SI.HAEC.ITA.ESSE.CONSENTITIS.QVID.

VLTRA.DESIDERATIS.QVAM.VT.VOBIS.DIGITO.DEMONSTREM.SOLVM.IPSVM.VLTRA.FINES.

PROVINCIAE.NARBONENSIS.IAM.VOBIS.SENATORES.MITTERE.QVANDO.EX.LVGVDVNO.HABERE.

NOS.NOSTRI.ORDINIS.VIROS.NON.PAENITET.TIMIDE.QVIDEM.P.C.EGRESSVS.ADSVETOS.

FAMILIARESQVE.VOBIS.PROVINCIARVM.TERMINOS.SVM.SED.DESTRICTE.IAM.COMATAE.

GALLIAE.CAVSA.AGENDA.EST.IN.QVA.SI.QVIS.HOC.INTVETVR.QVOD.BELLO.PER.DECEM.

ANNOS.EXERCVERVNT.DIVOM.IVLIVM.IDEM.OPPONAT.CENTVM.ANNORVM.IMMOBILEM.

FIDEM.OBSEQVIVMQVE.MVLTIS.TREPIDIS.REBVS.NOSTRIS.PLVS.QVAM.EXPERTVM.

Bref, il était grand temps d’inventer la ponctuation, d’insérer des espaces entre les mots, de clore les phrases par des points, de les rythmer à coup de virgules et de trouver un moyen de signaler au lecteur qu’à partir d’un point donné du texte, on change d’idée.

Découper un texte par idée, justement, c’est la fonction de ce que nous appelons aujourd’hui un paragraphe, du grec paragraphos (παράγραφος), un signe en marge du texte dont l’utilisation est attestée dès le IVe siècle avant J.-C. et qui servait principalement à signaler un changement de sujet.

De nos jours, nous matérialisons le passage d’un paragraphe à un autre par un saut de ligne. Seulement, pour nos ancêtres qui vivaient à une époque où le papier ou ce qui en tenait lieu (papyrus, parchemin &c.) coûtait fort cher, cette méthode n’était pas sans inconvénients ; raison pour laquelle les scribes, copistes et autres imprimeurs couchaient généralement leurs textes en pavés aussi serrés qu’ils étaient indigestes. Typiquement, la deuxième page du Pantagruel de François Rabelais (édition Claude Nourry, c.1530), ressemblait à ceci :

pantagruel

C’est à Rome que va commencer l’histoire de notre pied-de-mouche ; lorsque certains auteurs – Cicéron par exemple – vont prendre l’habitude d’inscrire un K pour signaler au lecteur qu’ils changent d’idée ; K pour kaput, la tête, et son diminutif capitulum, la « petite tête » ou, plus communément, le chapitre qui sera identifié par un C. Petit à petit, la préférence des latinistes pour le C romain par rapport au K étrusque va faire son œuvre et, vers le XIIe siècle, le premier l’emportera définitivement sur le second.

Ce sont les moines copistes qui vont terminer le travail en rajoutant une ou deux barres verticales à ce C afin de le distinguer du reste du texte et qui vont en colorier l’intérieur pour qu’on le repère plus facilement. Le résultat, vous le trouverez notamment dans la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin (1477) :

 

summa

Ou, pour ne pas être injuste avec le typographe de l’œuvre pantagruélique de Rabelais :

rabelais

À partir du XVIe siècle, avec la généralisation de l’imprimerie, le pied-de-mouche va progressivement tomber en désuétude et être remplacé par retours à la ligne et autres alinéa. En 1825, Henri Fourier note dans son Traité de typographie que « le pied-de-mouche se plaçait en tête d’une remarque qu’on voulait détacher du corps de l’ouvrage » et qu’on « s’en servait plus particulièrement pour les livres de droit. » Il est probable qu’au cours de ces deux siècles qui sont aussi ceux où les langues vulgaires ont supplanté le latin, le C de capitulum ait subit sa dernière transformation en devenant une sorte de P (pour paragraphe) que l’on plaçait plutôt en fin de texte, comme pour justifier qu’il soit inversé.

Eric Gill, un sculpteur britannique par ailleurs créateur de plusieurs polices de caractère (Perpetua par exemple), a bien tenté de remettre le pied-de-mouche au goût du jour dans An Essay on Typography (1931) mais sans succès et ce sont finalement les concepteurs de nos logiciels de traitement de texte moderne qui lui ont donné une nouvelle vie en faisant de lui ce fantôme, ce caractère invisible qui marque la fin de nos paragraphes mais n’est plus imprimé.

gill

Eric Gill, An Essay on Typography (1931)

Sur le web.

Notes :

En anglais, le pied-de-mouche se nomme pilcrow ; selon Keith Houston, ce serait-là une déformation du moyen anglais pylcrafte qui serait lui-même une déformation de notre paragraphe.

Si vous lisez l’anglais, Shady Character a publié une série de trois articles très fouillés sur le sujet (le premier, le le second et le troisième).

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