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Le bel avenir de la langue française

 

Si notre langue est évincée des sommets mondialisés, elle se ressource dans le parler des peuples : c’est une garantie d’influence durable.

Par Guy Sorman.

La langue française n’est plus ce qu’elle était ? À en croire nos manuels d’histoire, il fut un temps où Voltaire correspondait en français avec le roi de Prusse, où la diplomatie ottomane n’utilisait que le français, ainsi que l’administration égyptienne. Au temps de l’indépendance américaine, Jefferson et Hamilton s’exprimaient parfaitement en français. Certes ! Mais c’est en anglais que Lafayette s’entretenait avec Washington. Et lorsqu’en 1830, Alexis de Tocqueville accosta à New York, il s’aperçut que ses rudiments d’anglais lui seraient insuffisants pour découvrir les États-Unis ; il se résolut à suivre des cours de langue.

Le français fut-il ou non jamais " universel ", disons entre le siècle de Louis XIV et notre époque dominée par l’anglo-américain ? Le français serait-il en voie de marginalisation, et le concept de francophonie, créé originellement par le poète sénégalais Léopold Sédar Senghor, puis institutionnalisé depuis 1997, ne serait-il qu’un combat d’arrière-garde ? Ô surprise, la langue française, en vérité, n’a jamais été autant parlée dans le monde qu’aujourd’hui. On a pu concrètement le vérifier à New York au début du mois de septembre, lors de l’assemblée générale des Nations Unies. Trente-cinq chefs d’État et de gouvernement s’exprimèrent dans leur langue officielle, qui se trouve être le français.

On ne niera évidemment pas que l’anglais universel, populaire sous le nom de Globish, est devenu le vecteur de la communication mondiale, écrite et parlée. Mais, le français fut-il jamais aussi universel qu’on le raconte ? Au temps où la Cour de Russie, celle d’Instanbul et de Postdam s’exprimaient en français, la plupart des Français, paradoxalement, le parlaient guère. Notre langue " nationale " ne l’est devenue véritablement qu’après la Première guerre mondiale, ce dramatique brassage de toutes les provinces françaises. Auparavant, l’on parlait français à Versailles et Berlin, pas à Quimper, ni à Draguignan, et le premier Prix Nobel français de littérature, Frédéric Mistral, écrivait en provençal.

Ce paradoxe de la France de naguère vaut pour notre temps dans bien des pays francophones : qui parle vraiment français, comme première langue, dans les pays dont le français est la langue officielle ? En France, aujourd’hui, sans doute 99% de la population, si l’on déduit les immigrés les plus récents. Mais dans le monde francophone qui, à ce jour, compte deux cent vingt millions de locuteurs, chiffre officiel de la francophonie, il est évident que le français n’est souvent qu’une deuxième langue, en concurrence avec les parlers vernaculaires. Il en va de même pour l’anglophonie en Inde, par exemple, où l’anglais, langue officielle, n’est maîtrisé que par 10% à peine de la population mais bredouillé par tous. Et dans quelques pays d’Amérique du Sud, l’espagnol officiel est moins bien maîtrisé que, par exemple, le guarani.

Il est donc arbitraire, en un instant donné, de vouloir photographier l’état et l’influence exacts de la francophonie. Sa dynamique, en revanche, me paraît infiniment plus intéressante : la langue française est un territoire en extension. Aux deux cent vingt millions de locuteurs présents, s’ajoutent cent seize millions d’étudiants, le français étant dans le monde la langue après l’anglais, qu’on apprend le plus volontiers. Plus spectaculaire encore est la projection démographique: en 2050, l’Organisation de la francophonie prévoit que sept cent quinze millions de personnes parleront français. Cette "explosion" linguistique sera indexée sur la forte croissance démographique de l’Afrique, le continent dont la population continue à s’accroître, tandis que partout ailleurs elle stagne ou régresse.

En 2050, les principaux pays francophones, avant la France, seront donc la République démocratique du Congo, la Côte d’Ivoire et le Cameroun. En Afrique, sans aucun doute, la langue française officielle deviendra de plus en plus populaire, évinçant (on peut le regretter) les langues vernaculaires, sous l’influence de l’enseignement toujours dispensé en français et des médias, par TV5 en particulier. Aux nostalgiques de la diversité linguistique locale et du monde pré-colonial, le Burkinabé Filippe Savadogo, qui représente la francophonie à l’ONU, oppose la raison pratique : le français – c’est ainsi – est la seule langue de communication à l’intérieur des pays africains autrefois colonisés et entre pays voisins. Si bien que la francophonie progresse dans ces populations anglophones mitoyennes de pays francophones comme on le constate en Gambie, au Ghana et au Nigeria.

S’il fallait résumer en une formule simple l’histoire du français sur ces derniers siècles, on pourrait en dire que de la langue des élites (les Cours, la diplomatie), il est devenu la langue des peuples. Non que les élites mondialisées aient totalement renoncé à l’apprendre mais admettons un certain recul : il y a trente ans, on pouvait faire salle comble pour du théâtre en français au Caire, à Rio de Janeiro ou Athènes et cela n’est plus. Là, le Globish l’a emporté, avec l’aide décisive d’internet, virage décisif que la France bureaucratique engluée dans son Minitel n’a pas anticipé.

Voici notre langue évincée des sommets mondialisés qui se ressource dans le parler des peuples : c’est une garantie d’influence durable. Et d’évolution constante du vocabulaire. De la présence française en Afrique du Nord et de l’immigration nord-africaine en France, nous avons intégré au langage mille mots et expressions: la campagne est devenue un "bled", le "klebs" nous accompagne et ce qui nous plaît "kiffe" de plus en plus. Quels termes empruntés au wolof ou au peul entreront demain dans le vocabulaire courant, on ne le sait pas encore, mais cela sera. Au vocabulaire, il convient d’ajouter la littérature (un Chinois, un Britannique et une Algérienne siègent à l’Académie française), la musique, le chant, le rythme même de la langue: le rap en est une expression.

Aux puristes effrayés, on rappellera qu’il en fut toujours ainsi, à telle enseigne que nul ne sait aujourd’hui comment se prononçait la langue de Molière, au temps de Molière: disait-on le roi ou prononçait-on le "rrouet"? Seules les langues mortes n’évoluent pas. Le français est plus vivant qu’il ne le fut jamais, parce que notre langue ne coïncide plus avec le territoire national de ses origines: la langue en elle-même est devenue un territoire, le nôtre, en partage avec bientôt sept cent quinze millions de francophones aux accents les plus variés et tous d’une équivalente légitimité.

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