Voici quelques semaines, j'étais comme un boxeur KO debout mais avec la très nette impression que l'on m'avait convié à boxer les mains attachées dans le dos. Parce que, même si en tant qu'être humain, citoyen et bien sur contribuable, je fais moi aussi partie de la société, j'ai eu très nettement l'impression que depuis pas mal de temps, la société se passait bien de moi et continuait sa course folle sans vraiment se préoccuper de mes aspirations. L'espace d'un instant, je me suis senti comme perdu dans un monde dont il ne maitriserait plus les codes, comme un vieillard désorienté confronté à un environnement nouveau et déstabilisant.
Que s'est-il passé ? Rien de bien spectaculaire, si ce n'est qu'à chaque fois que j'ai regardé les informations ou ouvert le Parisien, comme chaque matin avant mes consultations en prenant mon café, je me suis pris une mauvaise nouvelle dans la figure. A vrai dire, ces nouvelles n'étaient pas mauvaises en elles-mêmes puisqu'elles ne me concernaient même pas directement pas plus qu'elles n'annonçaient de drames terribles. Non, elles m'ont juste apporté jour après jour la preuve ou du moins l'impression très nette que je vivais dans un monde devenu fou auquel je ne comprenais plus rien.
Je ne saurai même plus vous dire dans le détail ce qui m'a le plus affecté. Je me souviens par exemple que le fait de savoir que notre dernier Garde des sceaux. Jean-Jacques Urvoas, ait eu l'idée d'unifier les ministères de la justice et de l'intérieur au sein d'un super-ministère qu'il souhaitait baptiser du doux nom de "ministère de la règle et du droit" m'a laissé pantois. J'ai songé qu'il aurait pu rajouter le ministère de la santé pour psychiatriser les déviants tant qu'il y était. Je me souviens aussi que c'était un jour ou la RATP avait fait grève en soutien aux salariés de Good Year. Je m'étais étonné qu'un service public puisse ainsi déclencher une grève politique et puis je me suis vite dit qu'il fallait que je renonce à comprendre.
Je crois que ce jeudi, car c'était un jeudi, je me suis dit que plus que dans un monde de fou, il se pourrait que je commence à vivre dans une sorte de néo-fascime 2.0. Même si ce n'était pas l'idée que je me faisais du fascisme. Pour moi, le fascisme, ça avait la couleur et les odeurs des odyssées politiques d'avant-guerre. Ça portait l'uniforme et la casquette plate, c’était le fait de grands leaders charismatiques et paranoïaques faisant de grands meetings et haranguant les foules. Comme tout le monde, j'avais en tête les images de Hitler à Nuremberg ou les célèbres mouvements de mentons de Mussolini ou encore l'aspect débonnaire et néanmoins effrayant de Staline. Et puis mes deux parents étant nés avant guerre, j'en avais entendu parler maintes et maintes fois de ce conflit. Mais jamais je n'aurais cru que le fascisme, dont on nous rappelle toujours le bruit des bottes, soit le fruit de gens ternes en costumes gris.
Finalement je me suis dit que le début du fascisme c'était quand moi, et les autres bien sur, avions la nette impression que nos voix ne sont pas entendues, que l'on crie dans le désert pour enfin renoncer à simplement parler voire à penser. Renoncer à penser parce que le fait même de penser, de poser une analyse nous met face à des impossibilités cognitives, de blocages neuronaux. D'ailleurs, pourquoi parler de moi ou des autres, parce que ce dont ils se moquent vraiment, c'est du réel. Ce qu'ils nient, ce n'est ni moi, ni les autres, mais tout ce qui n'est pas eux. Ils nient tout ce qui est réel et n'appartient pas à leur environnement proche. Formés à la dure école de la politique, prompts à s’entretuer pour le pouvoir, n’ayant d’autre ligne d’horizon que les élections, leur réel n’est pas le notre.
Nous vivons un vrai totalitarisme même si ce terme peut sembler outré. Souvenons-nous que le propre du totalitarisme est d'aliéner les individus en niant leurs aspirations mais surtout en détournant leurs actions vers des buts choisis par le pouvoir. Ce totalitarisme est certes vécu avec plus de douceur et de confort parce que les dirigeants sont devenus habiles. Or si nous n'avons aucun problème à dénoncer cette aliénation lorsque l'on nous parle de sectes étranges ou de régimes exotiques maltraitant de manière évidente leurs populations, il nous est plus difficile de l'admettre pour nous. Parce que nous avons l'apparence de la liberté, parce que nous avons un droit de vote, etc. Et pourtant, nous n'en sommes pas moins enrôlés nous-mêmes dans un système aliénant. Peut-être qu'au-delà de toutes les explications savantes, le fascisme ce n'est que cela : obéir à des gens qui sont persuadés de mieux savoir que vous.
J'en étais là de mes réflexions en allant à mes rendez-vous ce jeudi matin lorsque j'ai retrouvé X, un patient libéra. Le pauvre était dans le même état que moi, en pire peut-être. Peut-être parce qu'il est ingénieur de formation. Parce que moi, j'ai été formé si ce n'est pour faire face à tout, du moins pour puiser dans mes connaissances afin de donner du sens à ce qui n'en a apparemment pas. La différence entre moi et mon patient X c'est juste de savoir d'où provient la souffrance mais pas toujours d'aller mieux. On fait ce que l'on peut. Si mes études m'ont permis de manipuler des outils de conceptualisation, ils ne me donnent aucun moyen d'agir pour autant. Je sais ce qui arrive mais je n'y peux rien.
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