Il y a des trucs à apprendre pas piqué des hannetons!
Haro sur les technocrates! Habituée à crapahuter en France pour dénoncer les lobbys, personnalité au caractère trempé, engagée, à gauche toute, Isabelle Saporta s'attaque dans son nouveau livre, “Rendez-nous la France!" (Fayard), à "la caste qui paralyse notre pays" (sic).
Celle qui s'est portée candidate aux dernières municipales à Paris – derrière Gaspard Gantzer, puis Cédric Villani – signe une charge à la hussarde contre ces "premiers de la classe, défaillants, arrogants et menteurs "qui mettent la France en coupe réglée et nous infantilisent tous, en premier lieu leurs collègues fonctionnaires de la territoriale“.
Le Point: Pourquoi avoir voulu faire ce livre?
Isabelle Saporta: J'essaye toujours de déconstruire ce qui me paraît absurde dans notre société. Au cours de la campagne pour les municipales, j'ai rencontré des acteurs de terrain, des associatifs, des commerçants, des fonctionnaires qui m'expliquaient qu'ils étaient sans arrêt contraints dans leurs actions par des grilles préétablies imposées par une administration hors sol. Déjà, en période normale, tous, on s'arrache les cheveux pour remplir des documents administratifs, on a l'impression de ne pas avoir de neurones. Le phénomène s'est aggravé pendant la crise du Covid, où l'on a vu que la France était un canard sans tête, ou plutôt un canard avec une grosse tête qui cherchait à imposer ses vues dans la gestion de la crise. Telle administration A réquisitionnait des masques pendant que l'administration B les brûlait car ils étaient périmés.
Des agences régionales de santé (ARS) ne parvenaient pas à communiquer entre elles parce qu'elles n'utilisaient pas le même logiciel.
Un fonctionnaire des services techniques d'une région m'a confié qu'au début du confinement personne ne répondait à ses sollicitations au sommet de l'État, et que trois semaines après, il avait reçu une brochure magnifique où on lui expliquait comment confiner sa région. Trois semaines après… Il a fallu qu'il refasse tout. Au lieu de libérer les énergies incroyables qu'il y a dans ce pays, une petite caste passe son temps à casser les genoux des gens qui veulent faire.
Le point culminant, c'est la création d'un haut-commissaire au Plan, François Bayrou, avec une nouvelle administration de deux cents fonctionnaires sous ses ordres. Et la ministre Amélie de Montchalin, en théorie chargée de la simplification administrative, va nommer des sous-préfets chargés de la relance, fraîchement sortis de l'ENA sans expérience pour agir sur les mêmes terrains…
C'est vraiment ubuesque, non? À chaque fois que la technostructure essaye de simplifier, on rajoute une strate. Les sentinelles qui font tourner les services publics sur le terrain ont quinze chefs au-dessus de leurs têtes. Le nouveau Premier ministre Jean Castex a un accent chantant et charmant, mais c'est lui aussi un technocrate. Il a piloté le plan de déconfinement autour d'une table avec vingt technos qui se vantaient de ne pas écouter les ministres.
Marc Guillaume, secrétaire général du gouvernement nommé sous Hollande et resté sous Macron, réécrivait les projets de loi sur un coin de table, et on le punit en le nommant préfet de l'Île-de-France.
Le cas Marc Guillaume est plus complexe que le résumé que vous en faites: c'est un serviteur de l'État et un juriste (ancien conseiller d'État) respecté…
Son recasage après son départ de Matignon est le symbole que cette caste ne meurt jamais, et se recycle indéfiniment. Les membres des autorités administratives indépendantes qui sont censées contrôler les politiques sortent tous du même moule. Ils se tiennent tous. Où croyez-vous que François Bayrou va recruter 200 personnes pour l'administration du Plan? Il prendra dans les mêmes viviers, où l'emportent le copinage et l'entre-soi.
Mais c'est pour cela qu'a été créée l'ENA, après la guerre, pour former une élite afin d'administrer le pays…
Et il en sort des hauts fonctionnaires hors sol qui mettent à genoux les services publics. C'est à eux qu'il faut s'attaquer, plutôt qu'aux fantassins qui, sur le terrain, font marcher l'État.
Comme l'ont montré René Girard et Raoul Girardet dans des classiques des sciences politiques, toute société a besoin de boucs émissaires pour tenir et se régénérer. Les technocrates ne sont-ils pas les boucs émissaires de notre époque?
Non. Ce sont des gens qui ont perdu toute ambition pour la France, qui mettent en œuvre des politiques à courte vue et qui se prennent pour des cost-killers. À chaque fois qu'on veut rationaliser le fonctionnement étatique, on met un pognon de dingue non pas pour améliorer les conditions de travail des policiers, des professeurs, des infirmiers, des aides-soignants qui exercent leur métier dans des établissements lépreux, mais pour multiplier les métastases bureaucratiques.
En France, on passe notre temps à créer des comités Théodule. Le prochain commissariat au Plan, je pense que ça va être coton!
Ce combat contre la technostructure est plutôt un sujet de combat pour la droite. Pourquoi vous qui êtes de gauche vous y attaquez-vous?
La gauche doit s'emparer de ces sujets. Je veux défendre les Français, les services publics, et je lutte contre l'élitisme. Si la gauche ne se saisit pas de cette affaire, qui va le faire, Marine Le Pen. Moi, je suis dans la critique constructive, la recherche de solutions.
Lesquelles proposez-vous?
Cela passe d'abord par une prise de conscience. On subit tous cette paperasserie, sans avoir toujours conscience de l'entre-soi qui les produit. Pour les hôpitaux, on voit des conseillers privés mandatés par le ministère de la Santé pour trouver des coupes dans les troupes, dans les budgets ; et ils n'hésitent pas à désorganiser la chaîne de santé! Or, tous ces gens viennent aussi des ministères, ce qui n'a pas de sens.
Et ce n'est pas moi qui le dit, mais la Cour des comptes dans un rapport de 2018. C'est le jeu des revolving doors (heu.. quoi?) Ces gens se constituent un carnet d'adresses dans les cabinets ministériels, puis ils rejoignent les cabinets de conseil et ont pour clients leurs anciens copains des ministères.
Ne craignez-vous pas de céder avec facilité à la démagogie et au poujadisme ambiant?
Le vrai problème est qu'il n'y a pas de critique républicaine. Si on laisse ces sujets au Rassemblement national, on va dans le mur. Qu'est-ce que l'on veut, C'est un débat populaire qui nous concerne tous. Nous sommes tous concernés par les diktats de la technostructure.
Concrètement, que faut-il faire?
Comme l'a proposé le rapport Borloo, il faut créer une autre école que l'ENA qui produise l'élite de demain, mais élargisse son recrutement aux gamins qui viennent de banlieue, ou en tout cas qui ne soient pas issus de CSP+. Pris dans toutes ces métastases bureaucratiques, l'argent ne ruisselle jamais sur le terrain. Il faut de l'équité territoriale. C'est ce que préconise, encore une fois, le rapport Borloo.
Mais c'est aussi ce qu'avait suggéré Thierry Mandon, secrétaire d'État à la Réforme de l'État et à la Simplification, à François Hollande, soulignant alors qu'à cause des lenteurs bureaucratiques le processus législatif prenait 30 mois, sachant qu'un quinquennat dure 60 mois. Sans compter qu'ensuite une nouvelle majorité arrive et déconstruit ce qu'a fait la précédente, ce qui nécessite à nouveau 30 mois. En ce moment, nous vivons sur les décrets d'application qui ont été signés sous François Hollande…
Le titre de votre livre, Rendez-nous la France! , résonne comme le slogan d'un programme politique…
Je ne sais pas. On me dit beaucoup que ce titre est de droite, que j'écris un bouquin de droite. Maintenant, si tous les politiques pouvaient s'emparer de toutes ces questions, ce serait pas mal. J'ai eu un excellent retour de Jean-Louis Borloo qui m'a conseillé de l'envoyer à Amélie de Montchalin, en me précisant: "Cela lui fera du bien. "
Je l'ai envoyé à François Hollande et à Anne Hidalgo, mais je n'ai pas de nouvelles. Par contre, Xavier Bertrand et Valérie Pécresse ont demandé à le lire. En fait, ce sont les politiques de droite qui ont les premiers réagi. Je n'ai eu aucun coup de fil de la gauche.
Et votre compagnon, Yannick Jadot (patron du parti écologiste EELV, NDLR), l'a-t-il lu?
Il a commencé, mais pour l'instant il ne m'a fait aucune remarque. On ne partage pas les mêmes constats sur la France. Il sait que je suis très indépendante. Ma parole est plus libre que la sienne.
Et pourquoi vivent-ils ensemble ces deux-là?