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Philosophie - Page 6

  • Critique de la raison impure

    Paris, le samedi 14 juin 2014 – Nos sociétés occidentales ont tôt fait de donner des leçons à celles qu’ils taxent « d’obscurantistes » en raison de l’existence de pratiques, qui il est vrai, feraient honte aux philosophes des lumières. Pourtant, bien que maitrisant les plus technologies les plus pointues, bien que brandissant le dogme du rationalisme à la moindre occasion, nos pauvres mondes ne sont pas toujours si éloignés des rivages de l’obscurantisme.  Se parer d’argumentaires pseudo-scientifiques, s’appuyer sur des chiffres et tenter des déductions apparemment logiques n’y changent guère. Comme l’évoque ici Alain Fisch, spécialiste des maladies infectieuses et tropicales au Centre hospitalier Villeneuve Saint-Georges,  il n’est qu’à entendre les élucubrations des ligues anti-vaccins pour constater que les croyances du Moyen Age ne sont pas loin et que les leçons de John Stuart Mill ou d’Austin Bradford Hill sont loin d’avoir été apprises.

    Par le docteur Alain Fisch *

    En ce temps-là, les gens étaient crédules et superstitieux. Que deux évènements surviennent au même moment, ils ne manquaient pas de penser que l’un était la cause de l’autre.

    Et bien, cela dure encore, comme si l’humain était condamné à n’avoir de seul critère de causalité que la co-incidence temporelle.

    Les exemples de ce déficit d’analyse sont multiples : citons l’un d’entre eux, particulièrement amusant, ou plutôt affligeant. Le 16 juillet 1969 est lancée par la Nasa la fusée lunaire Saturn 5, programme Apollo 11. Neil Armstrong sera le premier humain à poser son pied sur la Lune. La médiatisation est gigantesque. Dans le même temps survient une importante épidémie de conjonctivite aiguë virale hémorragique en Afrique de l’Ouest liée à l’Enterovirus EV70. Les populations font immédiatement le lien entre ces deux évènements et en accuse le responsable : Apollo 11. A tel point que l’Enterovirus finira par porter le nom de virus Apollo. La relation de cause à effet ne fait effectivement aucun doute !

    Bien loin de John Stuart Mill et Austin Bradford Hill

    Dans l’histoire, de nombreux philosophes et penseurs (comme John Stuart Mill, 1843) et scientifiques ont tenté de mettre un terme à cette pensée primitive, sans grand succès puisqu’elle perdure. Plus récemment, en 1965, Austin Bradford Hill proposa sept critères de causalité nécessaires avant d’incriminer n’importe quoi, n’importe qui, désormais universellement reconnus.

    1.    Relation temporelle : certes, mais aussi…

    2.    Force de l’association (exemple historique : il y a une forte association entre le tabagisme et le cancer bronchique).

    3.    Relation dose effet (même exemple : plus le tabagisme est important, plus le risque cancéreux l’est aussi).

    4.    Temporalité de l’association : la cause suspectée doit impérativement précéder l’apparition de la maladie étudiée ; de la même manière, si disparaît la cause suspectée, la morbidité qui lui est imputée doit décroître proportionnellement.

    5.    Spécificité de l’association : une cause suspectée ne doit conduire qu’à la seule conséquence suspectée.

    6.    Reproductibilité : si une seule équipe de chercheurs trouve l’association entre la cause suspectée et la conséquence, la probabilité de lien causal est très faible ou nulle. Plus le nombre d’équipes est élevé qui retrouvent le lien, plus le lien est fort.

    7.    Plausibilité biologique de l’association. Plus l’association entre l’agent causal et la maladie est compatible avec les données de la science, plus fort sera ce critère ; et inversement.

    Après les vaccins ROR, hépatite B… le vaccin Gardasil® contre les papillomavirus responsables des cancers du col utérin est aujourd’hui attaqué par des ligues anti-vaccins. Attaqué par des gens qui n’ont pour seul critère de causalité que celui de la cohérence chronologique - soit un critère sur sept ! Le Moyen-âge et ses superstitions sont toujours là.

    Sur les délires et ravages de ceux qui ne respectent pas ces critères de bon sens, aux USA : voir http://www.contrepoints.org/2014/04/16/163023-les-vaccins-oppression-etatique

    Reproduit avec l'aimable autorisation du site Santé-Voyages.com

    *Centre hospitalier Villeneuve Saint-Georges.

    NDLR

    D'après des courbes épidémios déterrées par un copain allemand

    en 1900, 20% des enfants de moins de un an mourrait (France, Suède, Hollande etc... )

    La baisse de la mortalité infantile n'est pas arrivée par magie

  • Le robot comme un homme?

    La chose est inquiétante car pendant que l'homme en est de plus réduit à vivre plutôt qu'à fonctionner et s'assimile par là à la machine, on met dans la bouche du robot des paroles où il prétend pouvoir s'élever jusqu'à l'homme et même le dépasser. La trajectoire de l'homme est descendante, celle du robot est ascendante. Elles vont inévitablement se croiser.

    Erewhon de Samuel Butler

    L'intérêt de ce livre tient au fait que l'auteur, Samuel Butler, était un lecteur attentif et critique de Charles Darwin, son compatriote et son contemporain. Là où, à première vue, nous est présentée une simple attitude vis-à-vis des machines, il faut voir souvent un argument pour ou contre tel ou tel aspect de la théorie darwinienne de l'évolution. Et en plus d'être un penseur et un amateur éclairé de biologie, Samuel Butler est un humoriste, ce qui complique encore les choses. On ne sait pas toujours à laquelle de ces trois identités il faut attribuer tel ou tel passage.

    Erewhon est un anagramme de Nowhere. Ce nulle part, Butler le situe par-delà les montagnes en Nouvelle-Zélande. Après avoir franchi une passe dangereuse, on débouche sur une terre habitée par des humains d'une extraordinaire beauté, mais aux mœurs étranges. Ils semblent avoir lu Darwin. Ils considèrent, par exemple, la maladie et la pauvreté comme un crime, ce qui dans la perspective darwinienne de la survivance du plus apte n'est pas dénué de sens. S'avouer malade dans ce pays, c'est plaider coupable. C'est la solution la plus efficace que les Erewhoniens ont trouvée pour échapper aux méfaits encore plus graves de la médicalisation. Ils ont pour les mêmes raisons interdit la pratique de la médecine et si quelques médecins continuent à oeuvrer, au noir, dirons-nous, ils le font à leurs risques et périls. On les a mis à l'écart pour éviter qu'ils n'aient trop de pouvoir sur les familles et les villes entières auprès desquelles ils interviendraient.

    C'est dans un court chapitre intitulé "Le livre des machines" que Butler expose ses idées sur le progrès technique, par la bouche de sages Erewhoniens. Le premier discours nous aide à comprendre pourquoi les Erewhoniens ont détruit toutes leurs machines. À son arrivée dans leur pays, le narrateur portait une montre, ce qui lui valut la prison. C'était un crime en effet que de rester attaché à un tel symbole d'un passé honni.

    Darwin avait adopté le modèle mécaniste. L'évolution résultait à ses yeux du fait que mécaniquement, au hasard des mutations, tel animal était doté d'un caractère nouveau présentant pour lui un avantage dans la lutte pour la survie. Telle était l'interprétation de Butler et de bon nombre de ses contemporains.

    Cet aspect de la doctrine darwinienne, Butler le rejetait toutefois énergiquement. Comment, se demandait-il, la conscience a-t-elle pu apparaître dans ces conditions? Bien des auteurs ayant cru depuis pouvoir répondre à cette question, elle n'est plus aujourd'hui a priori une objection majeure. Mais pour Butler, c'en était une. Et c'est ici qu'intervient l'humoriste. Pourquoi les Erewhoniens ont-ils détruit toutes leurs machines? Parce que, s'il est vrai que dans une première évolution purement mécanique la conscience a pu apparaître, elle devrait apparaître aussi à une étape donnée de l'évolution des machines.1 Et alors qu'adviendrait-il de l'humanité si, ayant pris conscience de leur nombre et de leur force, les machines, aujourd'hui esclaves des hommes, se révoltaient contre leurs maîtres? (Capek décrira cette révolte dans R.U.R).

     "Ou bien, précise le sage Erewhonien, un grand nombre d'actions considérées comme purement mécaniques et inconscientes contiennent plus d'éléments de conscience qu'on ne l'a admis jusqu'ici, ou bien l'être humain descend de choses qui n'ont aucune espèce de conscience. Dans ce cas, il n'y a aucune improbabilité a priori que des machines conscientes, et plus que conscientes, descendent des machines qui existent actuellement."

    Raisonnement impeccable. Aujourd'hui, on invoquerait l'argument de l'auto organisation pour expliquer l'évolution des machines vers la conscience. N'ayant pas cet argument à sa disposition, Butler est obligé de reconnaître que ce sont les hommes qui président à l'évolution des machines, ce qui donne lieu à l'exposition d'une seconde thèse, contredisant la première, où les machines apparaissent comme pouvant être utiles et sans danger aussi longtemps qu'elles sont bien conçues et bien utilisées.

    C'est l'envers de ce tableau toutefois qui est le plus intéressant : ces machines qui les servent si bien, les hommes ne les servent-ils pas encore mieux? Suit un passage éloquent sur le mal que les hommes se donnent pour fabriquer et faire fonctionner les locomotives et les bateaux à vapeur.

    On se demande ce que Butler aurait fait et dit s'il avait su que le charbon produisait des gaz à effet de serre et provoquait ainsi le réchauffement de la planète. Peut-être un nouveau sage erewhonien, émigré dans l'humanité se lèverait-il aujourd'hui parmi les hommes pour soutenir qu'il faudrait, logiquement, soit détruire les machines comme ses ancêtres l'ont fait chez eux, soit en fabriquer de nouvelles qui assumeraient toutes les tâches ingrates.

    C'est ce qu'on fait aujourd'hui dans l'ensemble de l'humanité, mais en faisant courir à tous de nouveaux risques dont celui d'abandonner tout le pouvoir aux ingénieurs programmeurs. Leur profession, l'informatique (dont la robotique et la domotique sont des branches), est en effet devenue une méta profession réduisant les autres, toutes sont sous son influence, réduites à un rôle secondaire. Un robot pourrait aujourd'hui pratiquer la médecine, depuis le diagnostic fondé sur des tests et des systèmes experts, jusqu'à la chirurgie où les robots jouent un rôle de plus en plus important. Presque toutes les professions se vident de leur substance dans le nouveau contexte.

    Il y a quelques décennies, quand un touriste entrait dans Rome en voiture, il pouvait facilement recruter un guide qui le pilotait en le précédant en motocyclette. Le GPS a fait tomber les métiers de ce genre en désuétude, ce qui a fait apparaître un nouveau danger pour l'humanité : la substitution de la machine à l'homme dans les tâches les plus humaines.

    C’est le retour en gloire de Samuel Butler. Il faut relire son chef d’œuvre, Erewhon. Cet ouvrage futuriste du XIXème siècle jette un éclairage singulier sur cette question de l'émergence de la conscience, qui vient de quitter la science-fiction pour faire une entrée remarquée sur la scène scientifique

    "C'est dans un court chapitre intitulé ‘’Le livre des machines’’ que Butler expose ses idées sur le progrès technique, par la bouche de sages Erewhoniens. Le premier discours nous aide à comprendre pourquoi les Erewhoniens ont détruit toutes leurs machines. À son arrivée dans leur pays, le narrateur portait une montre, ce qui lui valut la prison. C'était un crime en effet que de rester attaché à un tel symbole d'un passé honni.

    Darwin avait adopté le modèle mécaniste. L'évolution résultait à ses yeux du fait que mécaniquement, au hasard des mutations, tel animal était doté d'un caractère nouveau présentant pour lui un avantage dans la lutte pour la survie. Telle était l'interprétation de Butler et de bon nombre de ses contemporains.

    Cet aspect de la doctrine darwinienne, Butler le rejetait toutefois énergiquement. Comment, se demandait-il, la conscience a-t-elle pu apparaître dans ces conditions? Bien des auteurs ayant cru depuis pouvoir répondre à cette question, elle n'est plus aujourd'hui a priori une objection majeure pour une majorité d’auteurs. Mais pour Butler, c'en était une.(Il importe ici préciser que Butler était aussi un humoriste. Pourquoi les Erewhoniens ont-ils détruit toutes leurs machines? Parce que, s'il est vrai que dans une première évolution purement mécanique la conscience a pu apparaître, elle devrait apparaître aussi à une étape donnée de l'évolution des machines.

    Et alors qu'adviendrait-il de l'humanité si, ayant pris conscience de leur nombre et de leur force, les machines, aujourd'hui esclaves des hommes, se révoltaient contre leurs maîtres? (Capek décrira cette révolte dans R.U.R).

     "Ou bien, précise le sage Erewhonien, un grand nombre d'actions considérées comme purement mécaniques et inconscientes contiennent plus d'éléments de conscience qu'on ne l'a admis jusqu'ici, ou bien l'être humain descend de choses qui n'ont aucune espèce de conscience. Dans ce cas, il n'y a aucune improbabilité a priori que des machines conscientes, et plus que conscientes, descendent des machines qui existent actuellement."

  • Drones: pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes?

     

    Le religieux n’est jamais loin lorsqu’il est question de ces robots volants

    Par Stéphane Stapinsky - Historien et essayiste. Il prépare un fascicule sur les drones pour une série que va lancer l’Encyclopédie de l’Agora l’an prochain.

     

    Dans notre dossier Télé-réalité, il y a quelques années, nous constations une hypertrophie actuelle du regard : « Trois mots de même famille résument les effets de l’actuelle du regard : prospection, inspection, introspection. Prospection : voici l’ingénieur qui scrute les entrailles de la Terre, de la Lune et de Mars, avec l’espoir d’y trouver matière à exploiter. Il fonde ainsi ce que René Dubos appelait la civilisation de l’extraction. Inspection : Voici l’État et ses serviteurs qui nous font entrer dans l’ère du contrôle et voici, au terme de ce processus, Big Brother, à qui la télé-réalité permet, avec la complicité des victimes, de pousser son inspection jusqu’à la sphère la plus intime de la vie privée. Introspection : Voici l’inspecté qui, suivant les maîtres de la psychologie des profondeurs, prospecte et inspecte ses abîmes intérieurs. »

    À cet œil, que l’on pourra bientôt qualifier de préhistorique, il manquait une lentille volante qui allait lui permettre de devenir omniprésent et donc omniscient. Cette lentille c’est le drone, si l’on veut bien entendre par ce mot tout véhicule volant sans pilote.

    Dans La République, Platon raconte l’histoire d’un tyran, Gygès, qui tire son pouvoir d’un anneau magique : selon le sens où on le tourne, il rend visible ou invisible celui qui le porte. Ainsi armé, on peut tuer et régner par la terreur impunément. Ce mythe sur l’art de régner en voyant sans être vu a failli devenir une réalité à la fin du XVIIIe siècle quand Jeremy Bentham a lancé son idée de Panopticon, la machine ou plutôt l’édifice à tout voir, idéal pour les prisons où un seul surveillant placé au milieu de la place pourrait observer ce qui se passe dans chaque cellule sans être vu lui-même. Dans Surveiller et punir, Foucault a développé l’idée de Bentham en l’appliquant à la société tout entière : « [L]’effet majeur du panoptique[est d’]induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son exercice. » On peut assurément soutenir, comme l’a dit un jour le député-maire français Noël Mamère, que le drone, « c’est l’application modernisée du panoptique à la ville entière, c’est un système de surveillance disciplinaire généralisé ».

    Le religieux

    Le religieux n’est par ailleurs jamais loin lorsqu’il est question des drones. Adam Rothstein, fondateur de Murmuration (« A Festival of Drone Culture », organisé en juin sur Internet) les compare à des anges « en orbite au-dessus de nos têtes, les nouveaux nomades astrologiques de nos destins mortels ». Selon Claire L. Evans, les drones nous troublent parce qu’ils « sont les agents d’une omniscience toute humaine qui se compare aux pouvoirs des dieux » (« Big Smart Objects : Drone Culture and Elysium, » Grantland, 14 août 2013).

    Certaines peurs ancestrales revivent, car l’utilisation qui en est faite nous rappelle que, oui, « le ciel peut nous tomber sur la tête » et qu’il est possible d’être foudroyé par Zeus. « Les drones créent en moi de nouvelles formes de paranoïa : dans tous mes cauchemars adolescents les plus lucides à propos de l’avenir, jamais je n’ai été amenée à craindre une mort […] qui me viendrait du ciel. Maintenant, j’y songe régulièrement » (C. L. Evans). Les marines américains présents au sol lors d’une attaque de drone désignent d’ailleurs le faisceau laser envoyé par celui-ci sur sa cible avant l’instant fatidique comme « la Lumière de Dieu ».

    Outil de destruction

    Le drone est outil de destruction en même temps qu’outil d’inspection, un regard qui tue. Mille drones avec une minuscule tête nucléaire, lancés en même temps sur Hiroshima auraient pu avoir le même effet dissuasif que la bombe A. Mais personne à ma connaissance n’aurait eu l’idée de faire de la bombe A un objet esthétique, tandis que la chose semble aller de soi dans le cas du drone.

    Un drone militaire comme le Predator — qui a l’air d’un gros oiseau tranquille — est un bel objet, tout en finesse, avec des courbes gracieuses. La conception de ce type d’aéronef procède assurément de la volonté d’imposer sa puissance par le biais de l’esthétique. C’est d’ailleurs une qualité des objets high tech : xontrairement à la technologie moderne, la haute technologie ne peut plus être définie uniquement en termes d’instrumentalité ou de fonction […]. Dans la haute technologie, la technologie devient davantage une question de représentation, d’esthétique, de style » (R. L. Rutsky, High Techne: Art and Technology from the Machine Aesthetic to the Posthuman, 1999).

    Cette instrumentalisation de la beauté, même ceux qui critiquent le drone y succombent. C’est le cas d’artistes et d’intellectuels appartenant à une certaine avant-garde, largement anglo-saxonne, qui le prennent comme objet de leur travail. Plusieurs gravitent autour du festival Murmuration, créé par Rothstein.

    Tout cela baigne dans un fond de technophilie, de festivisme et de transhumanisme qui me laisse perplexe. Dans cette appropriation du drone par un certain milieu culturel, on retrouve les contradictions de notre époque face à ce genre de technologie. D’un côté, on en stigmatise à juste titre certains excès ; de l’autre, ébloui, on se soumet sans rechigner au diktat de la société technicienne.

     

  • La révolution de l’impression 3D et la seconde mort de Descartes

     

    Ce que l’impression 3D, l’open source et Internet combinés rendent possible, c’est la conception et la fabrication en petite série rentables.

    Par Philippe Silberzahn.

    L’impression 3D et la révolution qu’elle représente n’en finissent pas de susciter des réflexions – Même Le Monde en parle, c’est dire. Mais si on a tendance en général à se focaliser sur « la fabrication à la portée de tous » – qui a indéniablement une portée révolutionnaire, il y a un aspect également très important qui a trait au travail et à sa place dans la société. La révolution de l’impression 3D est la seconde mort de Descartes, voici pourquoi.

    Je fais ici référence au dernier ouvrage de mon collègue et ami Pierre-Yves Gomez, Le travail invisible. Selon lui, la création de valeur due au travail se fait au travers de trois dimensions : la dimension subjective (la réalisation de soi dans le travail), la dimension objective (ce qui est produit par le travail) et la dimension collective (aucun travailleur n’existe et ne crée seul). La tendance de ces dernières années a été de nier de plus en plus des dimensions subjectives et collectives, pour ne plus se concentrer que sur la seule dimension objective, que l’on essaie de mesurer de plus en plus scientifiquement, avec des travers qu’évoque longuement Pierre-Yves. On est bien dans une conception cartésienne du travail avec d’un côté des penseurs (le management), et de l’autre ceux qui mettent en œuvre et fabriquent, avec plus rien entre les deux, une conception très cartésienne et séparation entre l’esprit (supérieur) et le corps (inférieur), dans laquelle l’action n’est nullement source de création, simplement d’exécution. J’ai évoqué dans un billet précédent d’où venait, selon moi, cette tendance. Mais comment la modifier ? C’est ici qu’intervient l’impression 3D.

    Pour ceux qui auraient vécu sur Mars ces derniers mois, l’impression 3D (ou plus exactement fabrication additive) est une technique permettant de fabriquer des objets par déposition d’une couche de matière, un peu comme une imprimante à jet d’encre (d’où le nom). Le développement accéléré de cette technologie fait qu’il est possible de fabriquer un nombre croissant d’objets en un nombre croissant de matières, et l’abaissement du coût des imprimantes les met à disposition du plus grand nombre (certaines sont disponibles à partir de 400$). De là naît un mouvement, aux États-Unis d’abord mais qui se développe désormais dans le reste du monde, celui des « Makers », littéralement des fabriqueurs, qui voit des amateurs se consacrer à la conception et à la fabrication d’objets comme hobby. Certains le font tellement sérieusement qu’ils finissent par commercialiser ce qu’ils fabriquent, et l’on voit désormais se recréer des sites industriels dans des domaines depuis longtemps abandonnés aux États-Unis, contribuant ainsi à sa réindustrialisation (ce qui faisait récemment dire à l’un de mes amis qu’Arnaud Montebourg ferait plus pour la réindustrialisation française en subventionnant des imprimantes 3D qu’en nationalisant Florange, mais ceci est sans doute une autre histoire, quoique).

    Naturellement, tout ceci est étroitement connecté avec Internet : des communautés de makers émergent sur le Web et co-créent (en open source) des objets aussi divers que des tasses de café ou des drones. Se développent également des « makers Faire », sortes de foires où les makers se rencontrent, échangent et, bien sûr, fabriquent. En aval, Internet sert également à vendre ces objets dans le monde entier. Ce que l’impression 3D, l’open source et Internet combinés rendent possible, c’est la conception et la fabrication en petite série rentables.

    On le voit, le mouvement des makers remet en avant deux des dimensions du travail : la dimension subjective – le plaisir de faire – et la dimension collective – le plaisir de faire ensemble. C’est bien la seconde mort de Descartes, la pensée et l’action, individuelle et collective, se rejoignent, et l’action est à nouveau source de nouveauté et de création (le lien avec l’entrepreneuriat est ici évident). Que cela reste ensuite au niveau du hobby, ou que cela se traduise ensuite par une activité commerciale, c’est sans doute là le véritable aspect révolutionnaire du mouvement des makers et la technologie d’impression 3D sur laquelle il s’appuie. Pour revenir à l’ouvrage de Pierre-Yves, la grande entreprise, par son obsession de la performance et de la mesure, a étouffé les deux dimensions subjective et collective du travail. Plutôt que de se demander comment elle pourra les rétablir, peut-être suffit-il d’observer que d’autres formes de production et de création de valeur sont déjà en train de le faire sans elles. L’impact prévisible de cette substitution est difficile à anticiper, mais il semble assez évident que si un nouveau monde se construit sans ces grandes entreprises, elles ne tarderont pas à en sentir les effets.

    https://www.contrepoints.org/2014/01/17/153591-la-revolution-de-limpression-3d-et-la-seconde-mort-de-descartes

  • De l’homme augmenté au transhumanisme

    Publié  le 12 janvier 2014 dans Sciences et technologies

    smartphone.pngL"augmentation de l’homme "par l’informatique et la techno-médecine seront bientôt des réalités. Grandes et petites questions éthiques se posent devant un phénomène qui ne relève plus seulement de la science-fiction.

    Comment, parmi les technologies de rupture qui font parler d’elles aujourd’hui, identifier celles qui changeront vraiment le monde en profondeur? Le cabinet de conseil en stratégie McKinsey s’est livré à l’exercice courant 2013 en privilégiant dans un rapport les technologies dont l’impact économique est le plus facilement mesurable. Les douze technologies retenues pourraient, si elles sont bien diffusées, créer chaque année, dès 2025, une valeur mondiale combinée de plusieurs dizaines de milliers de milliards de dollars. Au sein de ce hit parade, trois retiennent plus particulièrement l’attention.

    Les technologies de l’homme augmenté

    analyse étendues, des jugements subtils et des solutions innovantes pour répondre aux problèmes posés par les utilisateurs, ce qui fera de la machine "apprenante "un interlocuteur à haute valeur ajoutée, capable de répondre à des requêtes d’information effectuées en langage ordinaire ("non structuré“). Ultimement, cela devrait permettre à la fois une hausse de la productivité des travailleurs les plus qualifiés, une fiabilisation de la prise de décision et l’automation des emplois intellectuels de base.


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  • Drones: pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes?

    Le religieux n’est jamais loin lorsqu’il est question de ces robots volants

    Stéphane Stapinsky - Historien et essayiste. Il prépare un fascicule sur les drones

    une hypertrophie actuelle du regard : " Trois mots de même famille résument les effets de l’actuelle du regard : prospection, inspection, introspection. Prospection : voici l’ingénieur qui scrute les entrailles de la Terre, de la Lune et de Mars, avec l’espoir d’y trouver matière à exploiter. Il fonde ainsi ce que René Dubos appelait la civilisation de l’extraction. Inspection : Voici l’État et ses serviteurs qui nous font entrer dans l’ère du contrôle et voici, au terme de ce processus, Big Brother, à qui la télé-réalité permet, avec la complicité des victimes, de pousser son inspection jusqu’à la sphère la plus intime de la vie privée. Introspection : Voici l’inspecté qui, suivant les maîtres de la psychologie des profondeurs, prospecte et inspecte ses abîmes intérieurs. "

    À cet oeil, que l’on pourra bientôt qualifier de préhistorique, il manquait une lentille volante qui allait lui permettre de devenir omniprésent et donc omniscient. Cette lentille c’est le drone, si l’on veut bien entendre par ce mot tout véhicule volant sans pilote.

    Dans La République, Platon raconte l’histoire d’un tyran, Gygès, qui tire son pouvoir d’un anneau magique : selon le sens où on le tourne, il rend visible ou invisible celui qui le porte. Ainsi armé, on peut tuer et régner par la terreur impunément. Ce mythe sur l’art de régner en voyant sans être vu a failli devenir une réalité à la fin du XVIIIe siècle quand Jeremy Bentham a lancé son idée de Panopticon, la machine ou plutôt l’édifice à tout voir, idéal pour les prisons où un seul surveillant placé au milieu de la place pourrait observer ce qui se passe dans chaque cellule sans être vu lui-même. Dans Surveiller et punir, Foucault a développé l’idée de Bentham en l’appliquant à la société tout entière : " [L]’effet majeur du panoptique[est d’]induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son exercice. " On peut assurément soutenir, comme l’a dit un jour le député-maire français Noël Mamère, que le drone, " c’est l’application modernisée du panoptique à la ville entière, c’est un système de surveillance disciplinaire généralisé ".

    Le religieux

    Le religieux n’est par ailleurs jamais loin lorsqu’il est question des drones. Adam Rothstein, fondateur de Murmuration (" A Festival of Drone Culture ", organisé en juin sur Internet) les compare à des anges " en orbite au-dessus de nos têtes, les nouveaux nomades astrologiques de nos destins mortels ". Selon Claire L. Evans, les drones nous troublent parce qu’ils " sont les agents d’une omniscience toute humaine qui se compare aux pouvoirs des dieux " (" Big Smart Objects : Drone Culture and Elysium, " Grantland, 14 août 2013).

    Certaines peurs ancestrales revivent, car l’utilisation qui en est faite nous rappelle que, oui, " le ciel peut nous tomber sur la tête " et qu’il est possible d’être foudroyé par Zeus. " Les drones créent en moi de nouvelles formes de paranoïa : dans tous mes cauchemars adolescents les plus lucides à propos de l’avenir, jamais je n’ai été amenée à craindre une mort […] qui me viendrait du ciel. Maintenant, j’y songe régulièrement " (C. L. Evans). Les marines américains présents au sol lors d’une attaque de drone désignent d’ailleurs le faisceau laser envoyé par celui-ci sur sa cible avant l’instant fatidique comme " la Lumière de Dieu ".

    Outil de destruction

    Le drone est outil de destruction en même temps qu’outil d’inspection, un regard qui tue. Mille drones avec une minuscule tête nucléaire, lancés en même temps sur Hiroshima auraient pu avoir le même effet dissuasif que la bombe A. Mais personne à ma connaissance n’aurait eu l’idée de faire de la bombe A un objet esthétique, tandis que la chose semble aller de soi dans le cas du drone.

     

    Un drone militaire comme le Predator — qui a l’air d’un gros oiseau tranquille — est un bel objet, tout en finesse, avec des courbes gracieuses. La conception de ce type d’aéronef procède assurément de la volonté d’imposer sa puissance par le biais de l’esthétique. C’est d’ailleurs une qualité des objets high tech : xontrairement à la technologie moderne, la haute technologie ne peut plus être définie uniquement en termes d’instrumentalité ou de fonction […]. Dans la haute technologie, la technologie devient davantage une question de représentation, d’esthétique, de style " (R. L. Rutsky, High Techne: Art and Technology from the Machine Aesthetic to the Posthuman, 1999).

    Cette instrumentalisation de la beauté, même ceux qui critiquent le drone y succombent. C’est le cas d’artistes et d’intellectuels appartenant à une certaine avant-garde, largement anglo-saxonne, qui le prennent comme objet de leur travail. Plusieurs gravitent autour du festival Murmuration, créé par Rothstein.

     Tout cela baigne dans un fond de technophilie, de festivisme et de transhumanisme qui me laisse perplexe. Dans cette appropriation du drone par un certain milieu culturel, on retrouve les contradictions de notre époque face à ce genre de technologie. D’un côté, on en stigmatise à juste titre certains excès; de l’autre, ébloui, on se soumet sans rechigner au diktat de la société technicienne.